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Décrire le français en relation aux langues en contact

Décrire le français en relation aux langues en contact 1IntroductionOn ne peut concevoir d’analyser ce qui se passe dans la syntaxe d’un français « dans une relation de contact socialement, culturellement et linguistiquement dominante » (Gadet, Ludwig et Pfänder, 2008 : 148) indépendamment des langues en contact. C’est sans doute la raison pour laquelle un certain nombre de travaux sur le français en Afrique cherchent, d’une façon ou d’une autre, à « expliquer » ses différences avec le français en Europe, notamment en France, par des interférences avec des langues africaines. Pourtant la façon d’avoir recours aux langues en contact manque souvent de pertinence, est imprécise, voire contestable. Souvent les auteurs se focalisent sur un supposé phénomène de transfert des langues africaines vers le français, mais ils ne parviennent pas à démontrer l’interférence, parce qu’il est très coûteux de prouver que le contact est responsable d’un changement linguistique (Thomason, 2008).S’il est si difficile d’argumenter en faveur des phénomènes d’interférences, quel intérêt peut avoir la comparaison entre le français et les langues africaines ? Parmi les diverses problématiques soulevées par l’étude du contact des langues, je m’intéresse dans cette contribution à la manière dont les langues ivoiriennes, notamment le dioula et le baoulé, aident à la compréhension du français de Côte d’Ivoire, et aux façons d’y avoir recours dans la description sémantico-syntaxique du français. Le but de cette contribution n’est donc pas de vérifier une théorie sur les changements dus aux contacts, ni de chercher des tendances du français en Afrique, mais seulement d’attirer l’attention sur un point qui a des répercussions méthodologiques : analyser ensemble des procédés syntaxiques similaires et récurrents en français et dans les langues en contact permet d’approcher la fonctionnalisation par les locuteurs d’une même aire communicative des structures à leur disposition, puis l’activation de procédés partagés par beaucoup de langues. La notion d’aire communicative, telle qu’elle apparaît dans Gadet, Ludwig, et Pfänder (2008), met au premier rang des aspects sociaux que n’évoquent pas directement les notions d’aire linguistique ou d’aire géographique.1 Une aire communicative est définie lorsqu’on peut considérer que les contextes écologiques des événements discursifs présentent une certaine similitude du fait d’expériences communes dont les critères géographiques ne suffisent pas à rendre compte, ni même les critères linguistiques.Le plan suit une progression par étapes : je commence par justifier la mise en relation du français, du dioula et du baoulé ; puis, je rappelle les visées de Gabriel Manessy dans ses recherches sur le français en Afrique (1). J’évoquerai ensuite les suites que quelques auteurs ont données à ses travaux et je montrerai l’importance d’explorer plusieurs propriétés des morphèmes étudiés lors des comparaisons entre les langues, de façon à les situer dans des processus linguistiques généraux (2). Dans un troisième temps, j’insisterai sur la nécessité de dépasser les formes pour s’intéresser aux faits de fonctionnement des langues (3).Entre soixante et soixante-dix ethnies de langues différentes constituent la Côte d’Ivoire actuelle, appartenant à quatre grands groupes ethniques qui s’étendent bien au-delà des frontières : Mandé nord et sud, Gur, Kru et Kwa. Les langues mandé nord et kwa, dont font partie respectivement le dioula et le baoulé, sont en contact depuis deux à trois siècles,2 alors que le français est présent depuis un peu plus d’un siècle sur le territoire ivoirien.3 Avant la colonisation, les langues véhiculaires utilisées sur le territoire ivoirien actuel étaient le dioula au nord du pays dans les relations nord-sud, et l’ashanti en pays kwa, au sud-est. Après le partage de la région Akan entre les Français et les Anglais (1893), puis la « pacification » de la colonie (1918), la colonisation française a opéré une totale réorganisation socio-économique, favorisant notamment l’expansion des ethnies agni et baoulé du fait de l’agriculture, et contraignant les migrations de populations manding et sénoufo du nord vers le sud pour les travaux forcés.4 Pendant la période coloniale (1893–1960), alors que l’administration diffusait un français véhiculaire, des langues africaines prenaient plus d’ampleur : d’une part le dioula pénétrait (avec l’appui indirect du colonisateur) au sud puis dans tout le pays, d’autre part l’agni et le baoulé (très proches) se répandaient aussi dans le sud-est, et entraient dans un processus de véhicularisation, remplaçant l’ashanti. Les influences entre deux ou trois de ces langues (ou groupes de langues) ont l’avantage d’avoir été souvent commentées, notamment par Manessy (1994 a, 1995).Gabriel Manessy, qui a dirigé de nombreuses recherches sur le français en Afrique, s’est très vite rendu compte que nombre de constructions « déconcertantes »5 en français n’avaient pas d’équivalent dans les langues africaines des locuteurs qui les utilisaient. Les langues africaines n’opéraient pas des projections de constructions terme à terme dans le français et, de façon générale, les spécificités du français en Afrique se laissaient mal cerner par des termes structurels :(1)il y a, dans la manière d’utiliser la langue quelque chose qui confère au discours africain, à quelque niveau qu’il se situe, une certaine spécificité dont l’analyse grammaticale ne paraît pas devoir rendre compte. (Manessy, 1989 ; 1994 a : 81)Manessy a alors oscillé entre deux éclairages, l’un par le concept de sémantaxe et l’autre par des phénomènes de fonctionnalisation (dus à des principes d’économie de la langue, aux besoins de la communication, à la représentation du français liée à son statut).6 L’intérêt de ces deux notions était qu’elles permettaient de dépasser les formes ou les tendances des systèmes pour s’intéresser à ce que les locuteurs font avec la langue. Manessy avait posé l’hypothèse de la sémantaxe lors de ses études des similitudes entre plusieurs créoles atlantiques (Manessy, 1989, repris dans 1994 a : 231–255), pour rendre compte de façons d’utiliser le français perçues comme propres aux Africains. Ce postulat sans doute trop général de processus cognitifs et d’une vision du monde commune aux « aires » africaines et créoles justifiait, pour l’auteur, la comparaison entre des énoncés de ce qu’il appelait « français d’Afrique » et des énoncés de la langue africaine qui offrait le plus de similitude, même s’il fallait la prendre hors du répertoire des locuteurs observés. En effet, Manessy ne recherchait pas les interférences d’une langue précise sur le français, mais percevait dans « les parlers des populations appartenant à une même aire de civilisation » un reflet de modes communs de catégorisation de l’expérience (Manessy, 1989 : 89, sans soulignement chez l’auteur).L’hypothèse de la sémantaxe africaine, que Manessy semble avoir abandonnée dans ses derniers travaux,7 a par la suite été quelquefois reprise mais n’a pas donné lieu à des analyses très éclairantes. En revanche, d’autres travaux, synthétiques ou contrastifs, sont allés dans de tout autres directions, comme ceux de Creissels (2006) ou ceux de Muller (2002), qui montrent à la fois des similitudes entre des langues très éloignées culturellement et géographiquement, et des contrastes parfois importants entre des langues géographiquement voisines (allemand, anglais, français, castillan, occitan, breton, basque), alors que les locuteurs ont « en gros les mêmes horizons, le même climat, une civilisation à peu près identique » (Muller, 2002 : 12). Il n’est donc pas certain qu’à partir de comparaisons des formes de plusieurs langues en contact, on puisse découvrir des processus spécifiques à une aire communicative.2Les comparaisons de formes : subordination et discours rapportéParmi les opérations du discours présentes dans toutes les langues, le discours rapporté est particulièrement intéressant : quelles que soient les langues, les besoins énonciatifs et les questions linguistiques auxquelles doivent faire face les locuteurs sont similaires. J’en observerai deux : celle de la classe des mots ou morphèmes introducteurs de discours, et celle de la jonction (paratactique ou syntaxique) du segment introducteur et du discours rapporté, en commençant par montrer l’insuffisance de certaines « explications ».2.1Des explications par les langues en contact ?Après avoir introduit la notion de sémantaxe, Manessy (1989 ; 1994 : 194–196) en donne quelques manifestations. Celles qui concernent les discours rapportés et la subordination sont les suivantes : l’utilisation de verbes comme conjonctions ; de dire pour expliciter à la fois ‘dire’, ‘penser’ et ‘faire’ ; de verbes autres que dire (ou ses équivalents) pour introduire des discours rapportés indirects, et la réinterprétation de que sur le modèle des équivalents du verbe dire des langues africaines utilisés comme introducteurs de subordonnées. Les exemples (2) et (3) sont censés illustrer respectivement ces deux derniers phénomènes. Ils semblent venir de Côte d’Ivoire puisque Sassandra est une ville ivoirienne.(2)le chauffeur me parle que je m’en vais à Sassandra(le chauffeur me dit qu’il s’en va à Sassandra)(3)il travaille qu’il est fatigué (Manessy 1994 a : 196)Il donne ensuite une explication commune pour de telles phrases en les rapprochant des « constructions sérielles »8 et en soulignant que, dans de nombreuses langues comme l’éwé ou le twi (langues kwa du Togo), une même forme joue les rôles à la fois du verbe dire et d’un équivalent de que, en éwé bé. Il traduit alors un énoncé éwé avec bé de la façon suivante :(4)wó vá bé wó-á-dù nú ils sont venus (wó vá) qu’ils mangeront (bé wó-á-dù nú)9 (Togo ; Manessy, 1994 a : 196)En 1994 b, il revient sur un des exemples de 1989 et sur l’idée de(5)l’indistinction entre pensée, parole et action qui autorise dans de nombreuses langues africaines le recours à un verbe ‘dire’ pour expliciter dans une proposition subordonnée le contenu latent, inexprimé, d’un verbe principal, transposé en français par une utilisation insolite de ‘que’ :(6)‘il a refusé qu’il va pas m’épouser’. (Manessy, 1994 b : 18)Cette interprétation par les langues ou les habitudes africaines a quelquefois été reprise par la suite, dans les études sur le français en Afrique. Les auteurs qui les évoquent méconnaissent parfois, paradoxalement, le fonctionnement des langues africaines en contact et se contentent de traduire ou remplacer que par un autre mot pour rétablir la syntaxe du français standard. Citons ici deux exemples, plutôt récents, non pour remettre en cause les recherches de ces auteurs, mais pour montrer surtout la difficulté de démontrer les interférences, ou de les prendre comme mode unique d’explication.Bernhard Pöll relève des phénomènes de discours rapportés après des verbes habituellement non rapportant, introduits par que, mais sans modification de temps et de personnes, et les explique de la façon suivante :(7)Derrière ce phénomène se cache la possibilité que connaissent les langues africaines de pouvoir réaliser un contenu sémantique latent de certains verbes (en l’occurrence celui de dire) – ici en ajoutant un que qui peut être paraphrasé par ‘en disant que’ (Pöll, 2001 : 177)Prignitz (2006) commente comme suit des énoncés extraits du corpus PFC-BF10 du type :(8)des fois même on insulte les parents que comment on peut laisser sa fille s’habiller de cette façon là(9)[…] que remplace un verbe de parole entre un procès et un discours rapporté […] Certaines structures […] semblent provenir d’un habitus linguistique africain. Ainsi ‘que’ sous-entend souvent un verbe introducteur de discours indirect, et peut donc s’employer avec n’importe quel verbe qui implique un fait de parole (Prignitz, 2006)Cependant, une glose de que par ‘en disant que’, ou la restitution d’éléments absents au regard du français standard, sont totalement insuffisants pour rendre compte des données. À l’instar de ces deux exemples d’analyses menées dans la suite de celles de Manessy, certains auteurs rapprochent français en Afrique et langues africaines, sans approfondir les faits syntaxiques, ni les dépasser autrement qu’en évoquant de façon floue la sémantaxe pour rendre compte de ce qu’ils ne peuvent expliquer par les formes.2.2La nécessité d’élargir l’angle de viséeDans la phrase il a refusé qu’il va pas m’épouser (6), la question à se poser ne porte pas tant sur la construction complétive après refuser (il a refusé de m’épouser / il a refusé que nous nous marions) que sur l’hybridation opérée entre des discours rapportés canoniquement divisés en plusieurs types en français standard : direct, indirect, indirect libre et narrativisé. Que a ici opéré un décrochage énonciatif propre au discours rapporté (autrement dit a permis de repérer un deuxième espace énonciatif), mais n’a pas imposé les marques attendues de dépendance syntaxique : une complétive infinitive du fait de la coréférence des sujets, la concordance des temps, la prise en charge de la négation de épouser dans le sémantisme de refuser. Que a donc joint un verbe qui résume le discours rapporté et un énoncé de « discours indirect libre ».Le phénomène est en fait inscrit dans des domaines structurels plus vastes : le discours rapporté d’une part, la subordination d’autre part, à observer non seulement dans les français d’Afrique mais dans d’autres français aussi, qui présentent des faits similaires (Rosier, 2009 ; Deulofeu, 1999). À la lecture des exemples de discours rapportés tels que (10), que Gisèle Prignitz avait déjà relevés dans sa thèse (1996 : 264–265 ; 342–343), il ressort que que opère un décrochage énonciatif comme peuvent le faire aussi mais, non, bon, et d’autres particules énonciatives.(10)J’ai dit à : au à mon boucher mais euh comment d’abord quel âge a ton enfant + il m’a dit non c’est un bébé de deux mois alors que c’était du néocodion pour enfants et c’était bien spécifié de ne pas donner aux enfants de moins de trente mois je dis non tu vois ce médicament ne correspond pas aux besoins de ton enfant et je lui ai demandé mais qui lui a vendu ça il dit non que c’est ce matin à l’abattoir il y a un enfant qui se promenait avec des médicaments qui lui a vendu ça (Prignitz, 1996 : 342, mise en gras de l’auteur)Par la suite, le phénomène a plusieurs fois été analysé sur le français en Afrique (Ploog, 2004 ; Queffelec, 2006 ; Simo-Souop, 2009 ; Boutin, 2011) : que peut suivre, de près ou de loin, des verbes rapportants ou non rapportants, pour introduire un discours rapporté possédant d’autres marques du discours rapporté indirect, ou celles du discours direct ; que peut être absent dans les mêmes contextes ; une particule énonciative peut jouer aussi le rôle de que, ou lui être conjointe. Cet immense éventail de possibilités de constructions du discours rapporté montre l’impossibilité de catégoriser que infailliblement comme conjonction de subordination introduisant une complétive finie. Que se trouve jouer plusieurs rôles syntaxiques, entre celui de subordonnant et celui de marqueur introducteur d’un énoncé rapporté, au même titre que d’autres particules énonciatives, en passant par celui de connecteur de deux énoncés, rapportés ou non.Cette gamme de fonctions n’est pas proprement africaine puisqu’elle a été repérée aussi dans d’autres français. Par exemple, Dagnac (1999) rapproche des discours rapportés de la presse écrite nationale de France, de Côte d’Ivoire et du Mali, pour montrer que, dans les données de ces trois sources, le discours rapporté peut prendre place dans une structure apparemment subordonnée par que tandis que ses temps et personnes restent repérés par rapport à la situation du discours rapporté (autrement dit ceux du discours direct). D’autre part, Marnette (2001) montre, sur un corpus écrit de français médiéval, rapproché de la langue journalistique et de la langue parlée actuelles, que le subordonnant que n’est pas réservé au discours indirect et ne lui est pas non plus nécessaire. Par ailleurs, Rosier (2009), après avoir repéré dans des français européens de nombreuses formes hybrides de discours rapportés (à l’oral et à l’écrit), les rassemble sur un continuum énonciatif qui correspond à une actualisation progressive du discours rapporté, allant de la narration à l’énonciation directe.À un niveau syntaxique plus large, il est souvent difficile d’établir, pour de nombreux cas de jonction de propositions et pas seulement pour le discours rapporté, des frontières nettes entre parataxe et subordination. Dans son étude sur les greffes « d’une organisation paratactique sur une organisation rectionnelle », Deulofeu (2007) montre que la présence de que, utilisé normalement comme subordonnant, ne suffit pas à prouver que la structure qu’il introduit est effectivement dépendante d’un élément apparemment recteur. De fait, cette structure peut être paratactique, comme l’illustrent les énoncés suivants.(11)et là on lui a proposé des postes à quoi à dix douze mille francs alors que dans son école on lui avait tellement monté la tête comme quoi l’école supérieure de gestion c’était c’était /mais, des/ des des cadres en puissance quoi que bon il est arrivé il était déçu(12)puis là il y en a que + le matin ils se lèvent ils sortent les chiens et puis + débrouille-toi + jusqu’au soir qu’ils rentrent +(Deulofeu, 2007 : exemples 8 et 9,11 mise en gras par moi-même)Dans de tels énoncés, et d’autres (Voir l’étude détaillée de Deulofeu, 1999), que est un joncteur discursif et non un subordonnant.12En tant que marqueur de prise de parole (tout comme ‘je dis (que)’), que existe en France. Dans l’exemple qui suit, il n’introduit pas de paroles rapportées d’un autre locuteur, mais réactualise la prise de parole du locuteur/narrateur.(13)j’ai été réfugié tout et je suis allé à Pelissanne et remarque de Pélissanne nous sommes allés à Riez et de Riez nous sommes venus à Miramas et que depuis que nous sommes à Miramas je crois que là vraiment nous sommes dans un endroit que ça va bien (corpus Arquier 1,11. Deulofeu, 1999 : 180)2.3La comparaison des langues en contactUne fois établi que que est susceptible de jouer, dans tous les français, un rôle de particule énonciative introductrice de parole, sans être marqueur de subordination, en quoi peut encore être utile le rapprochement avec d’autres langues en contact ? L’intérêt qui subsiste est de mieux explorer le processus. En effet, la variation du français peut être plus grande dans une situation où il se trouve en contact étroit avec plusieurs langues structurellement et historiquement éloignées de lui. La comparaison entre les langues d’une même aire communicative plurilingue à l’aide de corpus oraux authentiques permet de voir précisément les contrastes et les similitudes entre les langues. Elle permet aussi de rapprocher certains phénomènes, et ce d’autant plus si les langues sont présentes dans la même situation enregistrée ou dans des enregistrements comparables. Il n’existe pas, actuellement, de corpus multilingue autour d’une langue commune (par exemple le français, le dioula) élaboré dans le but d’observer des phénomènes de contact. Le « Corpus international écologique de langue française » (CIEL-F, http://www.ciel-f.org ; Gadet et al., 2012), cependant, recueilli au cours d’approches écologiques d’interactions en français, comporte des mélanges de langues. Le corpus CIEL-F-CI d’Abidjan (Côte d’Ivoire)13 a archivé plusieurs activités où le français alterne soit avec le dioula soit avec le baoulé (Boutin et Kouadio Adou, 2013).L’étude du dioula montre que, parmi les prédicats de parole, un même morphème kó joue plusieurs rôles, qui sont assumés par des morphèmes distincts en français et en baoulé. Je me centre ici sur deux de ses rôles, sans doute dérivés de son emploi nominal dans le sens de ‘affaire’ ou ‘parole’. Kó n’est pas un verbe ; il a un rôle d’équivalent de verbe dans le seul sens que les phrases en kó sont équivalentes, en dioula même et dans d’autres langues, à des phrases verbales. Kó peut être précédé d’un pronom ou nom (complément), mais s’il ne l’est pas il est alors interprété avec le sens de ’on dit’. Les phrases en kó sont des prédications non verbales de paroles rapportées comme les exemples (14), (15) et (16, première occurrence), extraits de la même réunion professionnelle du corpus écologique CIEL-F-CI. Kó ne peut recevoir de négation, ni aucun des morphèmes aspectuels associés aux verbes.14 Il peut cependant être suivi d’une construction postpositionnelle en mà, comme dans l’exemple (16). Toutes ses propriétés, parfois nominales, parfois propres à des morphèmes autonomes (les particules énonciatives), parfois verbales, montrent la polyvalence des fonctionnements de kó et empêchent qu’on lui attribue une catégorie grammaticale.Kó, par ailleurs, fonctionne aussi comme subordonnant en dioula véhiculaire.15 Les deux rôles syntaxiques sont assumés tour à tour dans l’énoncé suivant :Si le rôle de subordonnant de kó peut être remis en cause lorsqu’il introduit un discours rapporté comme en (16, deuxième occurrence), ce rôle de subordonnant apparaît très clairement lorsque la complétive ne suit pas un verbe d’extériorisation d’une information. Une complétive construite après apprendre, par exemple, réfère à une information intériorisée et non extériorisée (Gross, 1975 : 181–183). C’est le cas de (17), empruntée au relevé de Dumestre (1974).Ces emplois de kó, parfois subordonnant, parfois marqueur discursif introducteur de parole, évoquent ceux de que vus plus haut en français. Cependant, le rôle de marqueur discursif est bien plus souvent assumé par je dis ou on dit que par que en français de Côte d’Ivoire, dans des énoncés comme (18), extrait d’une conversation familiale.(18)Je dis c’est pas blô hein non moi je vais te dire quelque chose si on partait en huitième de finale là je dis (.) peut-être que vous allez penser que c’est mon pays mais (.) on allait arriv- (CIEL-F-CI)Par ailleurs, cette introduction d’énoncé par un marqueur de prise de parole existe aussi en baoulé avec wán, de sens ‘parole’ (Creissels et Kouadio, 1977 : 160–161 ; 382 ; 500). Wán se construit avec un pronom complément préposé, il n’est ni un verbe ni un nom, incompatible avec les marques verbales aspectuelles ou de négation, mais équivaut au français ‘il dit’ (i wán), ‘je dis’ (n’wán yo), comme kó en dioula. Wán ne peut être suivi de kɛ introducteur d’une complétive comme peut l’être le verbe se (‘dire, avertir’), ni suivi d’un deuxième verbe indiquant le destinataire, comme kán (‘dire, parler’) peut être suivi de kle (‘montrer, enseigner’, voir (19)). Wán n’est jamais utilisé comme subordonnant, contrairement à kó en dioula. Dans dix minutes transcrites d’une soirée en famille du corpus CIEL-F-CI où français et baoulé sont mêlés, nous avons 16 fois l’introduction d’une parole rapportée par i/n wán et 4 fois par on dit / je dis. On peut comparer les trois prédicats de parole dans l’exemple suivant.Ces quelques exemples tirés du corpus CIEL-F-CI, avec la très brève revue que j’ai faite des emplois de que, on dit / je dis en français, de kó en dioula et de i/n wán en baoulé, montrent des parallélismes certains. On ne peut cependant rien tirer sur une éventuelle influence au niveau des systèmes. Les locuteurs du français, même s’ils se sentent et se disent influencés par leurs langues pour commencer un énoncé rapporté par que ou je dis, ou pour mêler les ressources des divers types (canoniques) de discours rapportés, n’ont fait que fonctionnaliser des énoncés français comme caractéristiques du français ivoirien. Le dioula et le baoulé apportent un éclairage sur des tournures fréquentes en français de Côte d’Ivoire, en mettant mieux en évidence des procédés d’organisation du discours rapporté et de l’enchaînement des propositions en général. Un contact d’un siècle dans le cas des trois langues (baoulé, dioula et français), ou de davantage dans le cas du baoulé et du dioula, n’a probablement induit aucune modification systémique, mais a sans doute favorisé des procédés rhétoriques communs.Au niveau des systèmes, les réanalyses éventuelles de que en français comme particule énonciative et, inversement, de kó en dioula comme subordonnant, entrent dans des procédés langagiers généraux qui dépassent largement l’Afrique. De façon à situer ces phénomènes linguistiques, rencontrés sur une aire communicative précise, dans des processus plus généralisés, la comparaison avec des langues géographiquement éloignées peut aussi être utile.2.4Procédés similaires et éloignement géographiqueDes rapprochements de fonctionnements parallèles dans des langues en contact (2.3) permettent de documenter aussi des processus partagés par de nombreuses autres langues. En hébreu ancien, comme exemple d’une langue éloignée sur tous les plans des langues actuelles de Côte d’Ivoire, les paroles sont habituellement rapportées de façon directe après רמאָ (amar ‘dire’).16 Plus rarement, elles sont introduites, après le verbe rapportant, par le morphème ִּיכ (khi), qui possède un éventail d’emplois allant de la subordination complétive (mot 3 de (20)) à diverses valeurs circonstancielles (mots 7 et 11), jusqu’au marquage intensif au début d’une prise de parole (mot 18).(Texte hébreu de Sefarim. Traduction littérale proche de Ellul (2003 : 166, 180, 182).Trad fr : Yahvé vit qu’il faisait un détour […] Et Moïse dit à Dieu : qui suis-je, que j’aille vers Pharaon et que je fasse sortir d’Egypte les enfants d’Israël ? Et Dieu dit : c’est que je serai avec toi)Tous ces faits posent les mêmes questions à propos des subordonnants et de la subordination (Gadet, 1997 : 125–129 ; Deulofeu, 1999 ; Boutin et Gadet, 2012) et montrent l’éclairage que peuvent apporter des langues africaines et non africaines, tout en mettant en lumière des procédés fonctionnels généraux auxquels participe le français. L’attestation de faits similaires dans plusieurs langues ne peut être prise comme preuve de proximité entre ces langues, ni d’emprunt de l’une à l’autre, et ne signifie rien du sens dans lequel une influence éventuelle a eu lieu. Ils sont intéressants dans la mesure où ils nous permettent d’approcher des patrons partagés de procédés linguistiques concernant la subordination et le discours rapporté.3Les similitudes de fonctionnalisationsJe me penche maintenant sur des faits de fonctionnement du français en Côte d’Ivoire qui sont récurrents, visibles, et qui impliquent un (ré)aménagement important de la langue, dans le sens qu’ils touchent des sous-systèmes qui sont réputés stables. Ces variations sont à observer dans les discours spontanés parce qu’elles répondent à des stratégies pragmatiques. Pour les exemples que je présente dans cette troisième partie, le champ d’observation, qui est l’oral spontané sans visée normative, incline à garder une perspective fonctionnelle. Ils concernent la référentialité, plus précisément le déterminant zéro et les focalisateurs, qui permettent des opérations d’identification d’un référent. Dans ces deux domaines, la variation syntaxique implique une innovation (par rapport à d’autres français) dans les stratégies d’interprétation. On ne peut donc pas se limiter à décrire des formes sans montrer les opérations qu’elles permettent en discours. Cependant, les faits sont beaucoup plus difficiles à mettre en évidence, puisqu’on recourt à l’interprétation : hors de la situation d’énonciation, c’est-à-dire après déplacement de l’oral dans l’écrit, puis d’un réel culturel à un autre, la conservation des effets (de sens) des discours n’est pas garantie. Le choix des exemples est donc particulièrement délicat.3.1Des formes aux opérations qu’elles permettent en discoursL’absence de déterminant constitue une variation dans un domaine plutôt stable dans les français, contrairement aux prépositions ou aux pronoms, réputés constituer des zones instables (Chaudenson et al., 1993). Dans les français d’Amérique et les créoles français, pourtant, de nombreuses études traitent du morphème postposé au nom là et ses variantes.17 La première particularité du français ivoirien relevée dans les discours spontanés sur la langue, en Côte d’Ivoire et hors de la Côte d’Ivoire, est l’absence (fréquente) des déterminants : les Ivoiriens parlent sans article, à ce qu’on dit. Le phénomène a été très commenté et étudié (Hattiger, 1981, 1983 ; Ploog, 2002, 2006 ; Jabet, 2005 ; 2006), parfois en comparaison avec des langues ivoiriennes (Kouadio, 1977 ; Boutin 2007). On peut retenir de ces analyses que le français (dans la plupart de ses variétés) et les langues ivoiriennes représentent deux systèmes de fonctionnement opposés. Sur le modèle du paradigme des déterminants du français, on peut bien élaborer dans une autre langue une liste des morphèmes à valeur définie (ou anaphorique), démonstrative, indéfinie, mais cette liste ne constitue pas un paradigme répondant à la définition du déterminant dans les langues romanes, comme l’item qui précède (ou accompagne) obligatoirement le nom lorsque celui-ci a un rôle syntaxique, spécifieur du groupe nominal pour l’école générative. Cette notion de déterminant n’est pas applicable à l’ensemble des langues, notamment africaines : non seulement d’un point de vue formel, l’actualisation du nom en discours ne se fait pas de la même façon, mais de plus, les valeurs du syntagme nominal retenues comme pertinentes à différencier linguistiquement ne sont pas les mêmes.Le système de spécification du nom en baoulé, par exemple, est complexe et comprend, outre le morphème zéro, des morphèmes tonaux, des morphèmes liés, et des morphèmes autonomes, pronoms et particules, qui tous se placent en fin de syntagme nominal (Creissels et Kouadio, 1977 : 286–327). On distingue essentiellement un déterminant anaphorique morphophonologique nì/ìn/’n et deux déterminants pour des noms nouveaux dans le discours, l’un spécifique kùn, l’autre indéfini wie [wiĕ]. Le morphème pluriel mù/m est indépendant de ces déterminants :D’autres morphèmes interviennent, qui ne sont pas des déterminants, notamment pour des valeurs déictiques (comme nga [ngă]) et de focalisation (comme bɔ̀bɔ́/bɔ̀ɔ́), ou pour clôturer un syntagme nominal.Du point de vue des valeurs retenues comme fonctionnelles, la principale opposition réside entre la généricité (morphème zéro) et la spécificité (Kouadio, 1977 : 176–177). Toutefois la généricité ne recouvre pas les mêmes fonctionnements que pour les langues européennes où elle équivaut à un ensemble ou à un élément qui représente l’ensemble. En baoulé (comme dans d’autres langues de Côte d’Ivoire), la valeur générique est plus étendue : elle concerne tous les cas où il n’est pas utile d’actualiser le référent du nom comme un segment spécifique de la réalité. Cependant, l’absence de déterminant pour un syntagme nominal est toujours possible, dans la mesure où son identification est prise en charge par des particules énonciatives et des pronoms déictiques (Kouadio, 1977 : 181).Un même fait linguistique, comme l’absence de déterminant ne peut être étudié de la même façon dans les langues comme le français (dans la plupart de ses variétés) où le caractère obligatoire du déterminant pour l’actualisation du nom en discours lui donne un statut syntaxique particulier, que dans les langues où il n’a pas ce rôle. Dans le premier cas, si le déterminant n’apparaît pas, il est interprété comme manquant, la stratégie référentielle est incomplète et le syntagme nominal reste abstrait en discours, au profit d’une représentation globale de l’action ou du procès. Au contraire, en français de Côte d’Ivoire, l’absence de déterminant, toujours possible y compris pour des syntagmes nominaux à référents spécifiques et des syntagmes nominaux anaphoriques, est déjà le point de départ minimal de l’actualisation du nom en discours. D’autres procédés prennent alors le relais pour focaliser et ainsi spécifier le référent.3.2La focalisation d’un référent à l’aide d’advérbés integres au syntagme nominalC’est sur le fonctionnement de deux particules énonciatives du baoulé et de deux adverbes focalisateurs du français de Côte d’Ivoire que porte la comparaison qui suit. Le but est de rechercher comment les opérations linguistiques d’identification d’un référent, qui font appel aux déterminants dans la plupart des français, peuvent être réalisées aussi en français ivoirien par d’autres procédés, par exemple à l’aide des particules énonciatives et adverbes focalisateurs (même, aussi), comme elles font appel, en baoulé aux particules bɔ̀bɔ́/bɔ̀ɔ́ et kúsúmán.18 Les exemples qui suivent sont tirés du corpus écologique CIEL-F-CI.Même et aussi postposés à un syntagme quel qu’il soit sont des focalisateurs ou coordonnateurs d’attention en français de Côte d’Ivoire, qui installent le référent (entité ou événement) dans le discours et l’univers mental commun, et appellent la suite du discours. Les énoncés suivants sont de la même locutrice, qui explique son travail de vendeuse de boisson dans un port de pêche de la lagune ébrié à Abidjan.(26)Ici c’est un ici c’est un relais donc quand ils viennent ici nous aussi on prend avec eux et on revend à nos clients(27)Quand j’arrive les matins (.) poisson n’est pas poisson (.) les Ghanéens aussi (.) tout ici est rempli(28)À quatre heures même (.) moi-même quand je fais quatre heures dix (.) eux-mêmes ils m’appellent allo tu es où (.) viens (.) sors o/on est là (.)(29)Les femmes là même (.) les femmes déjà (.) qui paient pour aller dans les marchés (.) quatre heures (.) cinq heures elles sont déjà (.) là (CIEL-F-CI)19La postposition de même et aussi à un nom n’est qu’un cas particulier de leur utilisation, mais dans ce cas précis même et aussi font partie des processus linguistiques d’identification du référent et ils peuvent jouer ainsi un rôle proche de celui des déterminants du français. Ce rôle d’identification ne se trouve pas tout à coup renforcé lorsque le nom n’a pas de déterminant comme en (30), autrement dit, même et aussi ne prennent pas le relais du déterminant, mais ils constituent un processus parallèle à celui de la détermination.(30)faut lui dire que tu m’as donné permis (.) permis même j’ai déposé même quelque part même où ça (CIEL-F-CI)Ces emplois sont dérivés des utilisations de même et aussi comme adverbes intégrés à un syntagme nominal, dans une position contrainte postposée au nom. En tant qu’adverbes intégrés, même et aussi permettent de présenter un élément nouveau, généralement dans une énumération (explicite ou implicite), de façon neutre pour aussi, extrême pour même. La spécificité des exemples donnés est que le nom réfère à une entité non seulement nouvelle mais seule. De tels emplois sont similaires à ceux de kúsúmán (‘aussi’) et bɔ̀bɔ́/bɔ̀ɔ́ (‘même’) en baoulé, qui ont par ailleurs le même rôle modalisateur qu’en français. Je donne des exemples pris dans un même dialogue, mêlé de baoulé et français de deux locutrices (nommées ANS et TAN) lors d’une soirée familiale. Dans cette séquence de 10 minutes, bɔ̀ɔ́ est présent 16 fois, kúsúmán 2 fois, même 9 fois et aussi 3 fois comme focalisateurs postposés.Le rapprochement avec le baoulé est plus intéressant pour mettre au jour des procédures similaires dans les langues que pour chercher une influence de cette langue en contact. Devant la diversité des processus d’identification d’un référent, eux-mêmes relevant de processus plus généraux de focalisation, le déterminant n’est plus qu’une stratégie parmi d’autres pour faciliter l’interprétation du syntagme nominal.Toutefois, le sens de l’influence, du baoulé au français ou l’inverse, n’a rien d’évident et il peut s’agir d’une variation conjointe. Des utilisations semblables de particules énonciatives se trouvent dans d’autres zones francophones, parfois très éloignées de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi, Bordal et Ledegen (2010) repèrent un « marqueur même à valeur intensive » postposé à un pronom dans l’énoncé suivant, qui provient du corpus PFC de La Réunion :20(35)Eh ben si c’est rien que ça même. Si c’est rien que ça même, Monsieur le maire, ben, vous pouvez y aller, hein (Bordal et Ledegen, 2010 : 277)On aurait tort, pour une langue (ou un français) dans laquelle le déterminant n’est pas obligatoire quelle que soit la valeur du syntagme nominal, de rechercher d’autres mots qui aient des valeurs et des fonctions syntaxiques exactement équivalentes à celles de déterminants. Le domaine de la spécification du nom en discours abrite, en baoulé comme exemple de langue ivoirienne, mais en français aussi, des systèmes notablement différents, qui coexistent dans un même répertoire : celui de la détermination et celui que j’ai appelé la focalisation. Des énoncés en français, de même valeur référentielle, peuvent être construits avec déterminants, sans déterminants, avec une, deux, ou aucune particule énonciative là, même, aussi, ou avec les deux procédés.3.3La difficulté du choix des exemplesPour l’optique fonctionnelle d’études du type de celle que je résume ici (Boutin, 2011), une des difficultés réside dans le choix des exemples. On n’a parfois qu’un léger dépassement, une extension de ce qui existe dans d’autres français, au point que certains emplois sont difficiles à démontrer à des non locuteurs de la variété, alors que d’autres lecteurs feront immédiatement correspondre à ces données de français des structures équivalentes dans d’autres langues. Concernant même et aussi, il est rare que les énoncés ne puissent pas être interprétés (aussi) par rapport à un fonctionnement français de ces adverbes. La difficulté de Skattum (2008) de rapprocher aussi, dans son emploi de focalisateur, de la particule équivalente en bambara, vient de l’absence d’attestation dans des corpus oraux. Traduisant aussi par ‘quant à’,21 elle donne les deux exemples et l’explication suivante à partir des dictionnaires :(36)Bon, ma maison où j’habite là, c’est pas aussi trop difficile à retrouver [quant à ma maison, elle n’est pas très difficile à trouver](37)Mariam aussi n’est pas sa première femme [Quant à Mariam, elle n’est pas] (Skatum, 2008 : exemples 6)(38)« En bambara, fana signifie ‘aussi’ et, dans une phrase négative, ‘non plus’ (Bailleul, 2000). Fana sert de plus comme particule contrastive (Dumestre, 2003 : 305). […] Mais aucun des dictionnaires ne fait mention du sens contrastif ‘quant à’ [ici (36) et (37)]. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’une omission de la part des lexicologues ou d’une différence d’usage qui en ferait une particularité malienne. » (Skatum, 2008)Dans un travail précédent, Dumestre (1974) répertoriait fána (« aussi ») parmi les mots fréquents du dioula de Côte d’Ivoire dont l’usage est, en outre, délicat. Les exemples et les traductions qu’il donne, dont quatre sont rapportés sous (39), sont effectivement insuffisants pour montrer la spécificité des emplois focalisateurs :Bien qu’il s’agisse très probablement dans les exemples de (34) de fána focalisateur, il est difficile de l’interpréter avec une valeur différente de celle du aussi français présentant un élément nouveau par rapport à un énoncé précédent, puisque les discours antérieurs manquent dans ces quatre exemples. Le problème des sources se pose de façon cruciale : les corpus écologiques font défaut pour le français, mais plus encore pour les langues africaines. Se dresse alors la difficulté de faire référence, dans la même étude, à une langue abondamment documentée comme le français et à des langues dont on n’a encore que peu d’idées, peu décrites, avec peu de sources de données commentées. Pour Denis Creissels, les données des langues africaines, même connues de façon fragmentaire, peuvent être immédiatement utilisées dans une approche réaliste tant que l’on n’entre pas dans des hypothèses trop abstraites (Creissels, 2006 : 3 ; 7). Certaines constructions, comme les fonctionnalisations en discours, passent pourtant souvent inaperçues.4ConclusionDes phénomènes linguistiques oraux à peine visibles, et de ce fait difficiles à décrire (à l’écrit) pour des lecteurs qui ne les pratiquent pas, manifestent des réorganisations sous-jacentes de la langue de plus d’ampleur. Sur une aire communicative où français et langues africaines se trouvent très souvent en interaction dans la communication, décrire le français sans décrire conjointement ces langues ne peut aboutir qu’à une analyse superficielle. L’étude conjointe de toutes les langues qui apparaissent dans la même interaction langagière est nécessaire, surtout lorsque ces langues présentent des procédures linguistiques similaires pour des effets de sens proches. Les corpus écologiques (Gadet et al., 2012 ; Boutin et Kouadio, Adou, 2013) permettent aujourd’hui d’étudier des constructions dans plusieurs langues en interaction lors d’événements discursifs, conjointement à leurs fonctions socio-sémantiques.Si le recours aux langues africaines en contact avec le français est indispensable pour l’éclairage qu’elles apportent, des rapprochements uniquement formels sont délicats et peuvent mener à des explications artificielles. Pour rappel, les influences entre langues ne concernent pas seulement des emprunts d’unités lexicales ou grammaticales, mais surtout des convergences plus subtiles sur des procédés rhétoriques et sur les fonctionnalisations de la langue qui s’ensuivent. En conséquence, si les influences dépassent l’ordre des formes, l’intérêt qui demeure dans les comparaisons syntaxiques entre plusieurs langues en contact est de montrer que, pour des opérations comme la jonction de phrases, le discours rapporté ou l’identification d’un référent, les locuteurs fonctionnalisent des structures plus ou moins proches dans les répertoires à leur disposition, tout en activant des procédés partagés par bien d’autres langues.Notations généralesLes exemples sont donnés en gardant les conventions de transcriptions de chaque corpus. Cela explique que les silences soient notés (.) dans les extraits du corpus CIEL-F, et + dans les exemples empruntés à José Deulofeu et Gisèle Prignitz.Les langues ivoiriennes apparaissent avec l’orthographe officielle pour l’Afrique de l’Ouest, qui ne correspond que partiellement à l’API (alphabet phonétique international). Comme il est d’usage, seuls les tons principaux haut et bas sont notés.Les gloses des langues africaines sont notées comme suit. http://www.deepdyve.com/assets/images/DeepDyve-Logo-lg.png Journal of Language Contact Brill

Décrire le français en relation aux langues en contact

Journal of Language Contact , Volume 7 (1): 26 – Mar 31, 2014

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1877-4091
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1955-2629
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10.1163/19552629-00701003
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Abstract

1IntroductionOn ne peut concevoir d’analyser ce qui se passe dans la syntaxe d’un français « dans une relation de contact socialement, culturellement et linguistiquement dominante » (Gadet, Ludwig et Pfänder, 2008 : 148) indépendamment des langues en contact. C’est sans doute la raison pour laquelle un certain nombre de travaux sur le français en Afrique cherchent, d’une façon ou d’une autre, à « expliquer » ses différences avec le français en Europe, notamment en France, par des interférences avec des langues africaines. Pourtant la façon d’avoir recours aux langues en contact manque souvent de pertinence, est imprécise, voire contestable. Souvent les auteurs se focalisent sur un supposé phénomène de transfert des langues africaines vers le français, mais ils ne parviennent pas à démontrer l’interférence, parce qu’il est très coûteux de prouver que le contact est responsable d’un changement linguistique (Thomason, 2008).S’il est si difficile d’argumenter en faveur des phénomènes d’interférences, quel intérêt peut avoir la comparaison entre le français et les langues africaines ? Parmi les diverses problématiques soulevées par l’étude du contact des langues, je m’intéresse dans cette contribution à la manière dont les langues ivoiriennes, notamment le dioula et le baoulé, aident à la compréhension du français de Côte d’Ivoire, et aux façons d’y avoir recours dans la description sémantico-syntaxique du français. Le but de cette contribution n’est donc pas de vérifier une théorie sur les changements dus aux contacts, ni de chercher des tendances du français en Afrique, mais seulement d’attirer l’attention sur un point qui a des répercussions méthodologiques : analyser ensemble des procédés syntaxiques similaires et récurrents en français et dans les langues en contact permet d’approcher la fonctionnalisation par les locuteurs d’une même aire communicative des structures à leur disposition, puis l’activation de procédés partagés par beaucoup de langues. La notion d’aire communicative, telle qu’elle apparaît dans Gadet, Ludwig, et Pfänder (2008), met au premier rang des aspects sociaux que n’évoquent pas directement les notions d’aire linguistique ou d’aire géographique.1 Une aire communicative est définie lorsqu’on peut considérer que les contextes écologiques des événements discursifs présentent une certaine similitude du fait d’expériences communes dont les critères géographiques ne suffisent pas à rendre compte, ni même les critères linguistiques.Le plan suit une progression par étapes : je commence par justifier la mise en relation du français, du dioula et du baoulé ; puis, je rappelle les visées de Gabriel Manessy dans ses recherches sur le français en Afrique (1). J’évoquerai ensuite les suites que quelques auteurs ont données à ses travaux et je montrerai l’importance d’explorer plusieurs propriétés des morphèmes étudiés lors des comparaisons entre les langues, de façon à les situer dans des processus linguistiques généraux (2). Dans un troisième temps, j’insisterai sur la nécessité de dépasser les formes pour s’intéresser aux faits de fonctionnement des langues (3).Entre soixante et soixante-dix ethnies de langues différentes constituent la Côte d’Ivoire actuelle, appartenant à quatre grands groupes ethniques qui s’étendent bien au-delà des frontières : Mandé nord et sud, Gur, Kru et Kwa. Les langues mandé nord et kwa, dont font partie respectivement le dioula et le baoulé, sont en contact depuis deux à trois siècles,2 alors que le français est présent depuis un peu plus d’un siècle sur le territoire ivoirien.3 Avant la colonisation, les langues véhiculaires utilisées sur le territoire ivoirien actuel étaient le dioula au nord du pays dans les relations nord-sud, et l’ashanti en pays kwa, au sud-est. Après le partage de la région Akan entre les Français et les Anglais (1893), puis la « pacification » de la colonie (1918), la colonisation française a opéré une totale réorganisation socio-économique, favorisant notamment l’expansion des ethnies agni et baoulé du fait de l’agriculture, et contraignant les migrations de populations manding et sénoufo du nord vers le sud pour les travaux forcés.4 Pendant la période coloniale (1893–1960), alors que l’administration diffusait un français véhiculaire, des langues africaines prenaient plus d’ampleur : d’une part le dioula pénétrait (avec l’appui indirect du colonisateur) au sud puis dans tout le pays, d’autre part l’agni et le baoulé (très proches) se répandaient aussi dans le sud-est, et entraient dans un processus de véhicularisation, remplaçant l’ashanti. Les influences entre deux ou trois de ces langues (ou groupes de langues) ont l’avantage d’avoir été souvent commentées, notamment par Manessy (1994 a, 1995).Gabriel Manessy, qui a dirigé de nombreuses recherches sur le français en Afrique, s’est très vite rendu compte que nombre de constructions « déconcertantes »5 en français n’avaient pas d’équivalent dans les langues africaines des locuteurs qui les utilisaient. Les langues africaines n’opéraient pas des projections de constructions terme à terme dans le français et, de façon générale, les spécificités du français en Afrique se laissaient mal cerner par des termes structurels :(1)il y a, dans la manière d’utiliser la langue quelque chose qui confère au discours africain, à quelque niveau qu’il se situe, une certaine spécificité dont l’analyse grammaticale ne paraît pas devoir rendre compte. (Manessy, 1989 ; 1994 a : 81)Manessy a alors oscillé entre deux éclairages, l’un par le concept de sémantaxe et l’autre par des phénomènes de fonctionnalisation (dus à des principes d’économie de la langue, aux besoins de la communication, à la représentation du français liée à son statut).6 L’intérêt de ces deux notions était qu’elles permettaient de dépasser les formes ou les tendances des systèmes pour s’intéresser à ce que les locuteurs font avec la langue. Manessy avait posé l’hypothèse de la sémantaxe lors de ses études des similitudes entre plusieurs créoles atlantiques (Manessy, 1989, repris dans 1994 a : 231–255), pour rendre compte de façons d’utiliser le français perçues comme propres aux Africains. Ce postulat sans doute trop général de processus cognitifs et d’une vision du monde commune aux « aires » africaines et créoles justifiait, pour l’auteur, la comparaison entre des énoncés de ce qu’il appelait « français d’Afrique » et des énoncés de la langue africaine qui offrait le plus de similitude, même s’il fallait la prendre hors du répertoire des locuteurs observés. En effet, Manessy ne recherchait pas les interférences d’une langue précise sur le français, mais percevait dans « les parlers des populations appartenant à une même aire de civilisation » un reflet de modes communs de catégorisation de l’expérience (Manessy, 1989 : 89, sans soulignement chez l’auteur).L’hypothèse de la sémantaxe africaine, que Manessy semble avoir abandonnée dans ses derniers travaux,7 a par la suite été quelquefois reprise mais n’a pas donné lieu à des analyses très éclairantes. En revanche, d’autres travaux, synthétiques ou contrastifs, sont allés dans de tout autres directions, comme ceux de Creissels (2006) ou ceux de Muller (2002), qui montrent à la fois des similitudes entre des langues très éloignées culturellement et géographiquement, et des contrastes parfois importants entre des langues géographiquement voisines (allemand, anglais, français, castillan, occitan, breton, basque), alors que les locuteurs ont « en gros les mêmes horizons, le même climat, une civilisation à peu près identique » (Muller, 2002 : 12). Il n’est donc pas certain qu’à partir de comparaisons des formes de plusieurs langues en contact, on puisse découvrir des processus spécifiques à une aire communicative.2Les comparaisons de formes : subordination et discours rapportéParmi les opérations du discours présentes dans toutes les langues, le discours rapporté est particulièrement intéressant : quelles que soient les langues, les besoins énonciatifs et les questions linguistiques auxquelles doivent faire face les locuteurs sont similaires. J’en observerai deux : celle de la classe des mots ou morphèmes introducteurs de discours, et celle de la jonction (paratactique ou syntaxique) du segment introducteur et du discours rapporté, en commençant par montrer l’insuffisance de certaines « explications ».2.1Des explications par les langues en contact ?Après avoir introduit la notion de sémantaxe, Manessy (1989 ; 1994 : 194–196) en donne quelques manifestations. Celles qui concernent les discours rapportés et la subordination sont les suivantes : l’utilisation de verbes comme conjonctions ; de dire pour expliciter à la fois ‘dire’, ‘penser’ et ‘faire’ ; de verbes autres que dire (ou ses équivalents) pour introduire des discours rapportés indirects, et la réinterprétation de que sur le modèle des équivalents du verbe dire des langues africaines utilisés comme introducteurs de subordonnées. Les exemples (2) et (3) sont censés illustrer respectivement ces deux derniers phénomènes. Ils semblent venir de Côte d’Ivoire puisque Sassandra est une ville ivoirienne.(2)le chauffeur me parle que je m’en vais à Sassandra(le chauffeur me dit qu’il s’en va à Sassandra)(3)il travaille qu’il est fatigué (Manessy 1994 a : 196)Il donne ensuite une explication commune pour de telles phrases en les rapprochant des « constructions sérielles »8 et en soulignant que, dans de nombreuses langues comme l’éwé ou le twi (langues kwa du Togo), une même forme joue les rôles à la fois du verbe dire et d’un équivalent de que, en éwé bé. Il traduit alors un énoncé éwé avec bé de la façon suivante :(4)wó vá bé wó-á-dù nú ils sont venus (wó vá) qu’ils mangeront (bé wó-á-dù nú)9 (Togo ; Manessy, 1994 a : 196)En 1994 b, il revient sur un des exemples de 1989 et sur l’idée de(5)l’indistinction entre pensée, parole et action qui autorise dans de nombreuses langues africaines le recours à un verbe ‘dire’ pour expliciter dans une proposition subordonnée le contenu latent, inexprimé, d’un verbe principal, transposé en français par une utilisation insolite de ‘que’ :(6)‘il a refusé qu’il va pas m’épouser’. (Manessy, 1994 b : 18)Cette interprétation par les langues ou les habitudes africaines a quelquefois été reprise par la suite, dans les études sur le français en Afrique. Les auteurs qui les évoquent méconnaissent parfois, paradoxalement, le fonctionnement des langues africaines en contact et se contentent de traduire ou remplacer que par un autre mot pour rétablir la syntaxe du français standard. Citons ici deux exemples, plutôt récents, non pour remettre en cause les recherches de ces auteurs, mais pour montrer surtout la difficulté de démontrer les interférences, ou de les prendre comme mode unique d’explication.Bernhard Pöll relève des phénomènes de discours rapportés après des verbes habituellement non rapportant, introduits par que, mais sans modification de temps et de personnes, et les explique de la façon suivante :(7)Derrière ce phénomène se cache la possibilité que connaissent les langues africaines de pouvoir réaliser un contenu sémantique latent de certains verbes (en l’occurrence celui de dire) – ici en ajoutant un que qui peut être paraphrasé par ‘en disant que’ (Pöll, 2001 : 177)Prignitz (2006) commente comme suit des énoncés extraits du corpus PFC-BF10 du type :(8)des fois même on insulte les parents que comment on peut laisser sa fille s’habiller de cette façon là(9)[…] que remplace un verbe de parole entre un procès et un discours rapporté […] Certaines structures […] semblent provenir d’un habitus linguistique africain. Ainsi ‘que’ sous-entend souvent un verbe introducteur de discours indirect, et peut donc s’employer avec n’importe quel verbe qui implique un fait de parole (Prignitz, 2006)Cependant, une glose de que par ‘en disant que’, ou la restitution d’éléments absents au regard du français standard, sont totalement insuffisants pour rendre compte des données. À l’instar de ces deux exemples d’analyses menées dans la suite de celles de Manessy, certains auteurs rapprochent français en Afrique et langues africaines, sans approfondir les faits syntaxiques, ni les dépasser autrement qu’en évoquant de façon floue la sémantaxe pour rendre compte de ce qu’ils ne peuvent expliquer par les formes.2.2La nécessité d’élargir l’angle de viséeDans la phrase il a refusé qu’il va pas m’épouser (6), la question à se poser ne porte pas tant sur la construction complétive après refuser (il a refusé de m’épouser / il a refusé que nous nous marions) que sur l’hybridation opérée entre des discours rapportés canoniquement divisés en plusieurs types en français standard : direct, indirect, indirect libre et narrativisé. Que a ici opéré un décrochage énonciatif propre au discours rapporté (autrement dit a permis de repérer un deuxième espace énonciatif), mais n’a pas imposé les marques attendues de dépendance syntaxique : une complétive infinitive du fait de la coréférence des sujets, la concordance des temps, la prise en charge de la négation de épouser dans le sémantisme de refuser. Que a donc joint un verbe qui résume le discours rapporté et un énoncé de « discours indirect libre ».Le phénomène est en fait inscrit dans des domaines structurels plus vastes : le discours rapporté d’une part, la subordination d’autre part, à observer non seulement dans les français d’Afrique mais dans d’autres français aussi, qui présentent des faits similaires (Rosier, 2009 ; Deulofeu, 1999). À la lecture des exemples de discours rapportés tels que (10), que Gisèle Prignitz avait déjà relevés dans sa thèse (1996 : 264–265 ; 342–343), il ressort que que opère un décrochage énonciatif comme peuvent le faire aussi mais, non, bon, et d’autres particules énonciatives.(10)J’ai dit à : au à mon boucher mais euh comment d’abord quel âge a ton enfant + il m’a dit non c’est un bébé de deux mois alors que c’était du néocodion pour enfants et c’était bien spécifié de ne pas donner aux enfants de moins de trente mois je dis non tu vois ce médicament ne correspond pas aux besoins de ton enfant et je lui ai demandé mais qui lui a vendu ça il dit non que c’est ce matin à l’abattoir il y a un enfant qui se promenait avec des médicaments qui lui a vendu ça (Prignitz, 1996 : 342, mise en gras de l’auteur)Par la suite, le phénomène a plusieurs fois été analysé sur le français en Afrique (Ploog, 2004 ; Queffelec, 2006 ; Simo-Souop, 2009 ; Boutin, 2011) : que peut suivre, de près ou de loin, des verbes rapportants ou non rapportants, pour introduire un discours rapporté possédant d’autres marques du discours rapporté indirect, ou celles du discours direct ; que peut être absent dans les mêmes contextes ; une particule énonciative peut jouer aussi le rôle de que, ou lui être conjointe. Cet immense éventail de possibilités de constructions du discours rapporté montre l’impossibilité de catégoriser que infailliblement comme conjonction de subordination introduisant une complétive finie. Que se trouve jouer plusieurs rôles syntaxiques, entre celui de subordonnant et celui de marqueur introducteur d’un énoncé rapporté, au même titre que d’autres particules énonciatives, en passant par celui de connecteur de deux énoncés, rapportés ou non.Cette gamme de fonctions n’est pas proprement africaine puisqu’elle a été repérée aussi dans d’autres français. Par exemple, Dagnac (1999) rapproche des discours rapportés de la presse écrite nationale de France, de Côte d’Ivoire et du Mali, pour montrer que, dans les données de ces trois sources, le discours rapporté peut prendre place dans une structure apparemment subordonnée par que tandis que ses temps et personnes restent repérés par rapport à la situation du discours rapporté (autrement dit ceux du discours direct). D’autre part, Marnette (2001) montre, sur un corpus écrit de français médiéval, rapproché de la langue journalistique et de la langue parlée actuelles, que le subordonnant que n’est pas réservé au discours indirect et ne lui est pas non plus nécessaire. Par ailleurs, Rosier (2009), après avoir repéré dans des français européens de nombreuses formes hybrides de discours rapportés (à l’oral et à l’écrit), les rassemble sur un continuum énonciatif qui correspond à une actualisation progressive du discours rapporté, allant de la narration à l’énonciation directe.À un niveau syntaxique plus large, il est souvent difficile d’établir, pour de nombreux cas de jonction de propositions et pas seulement pour le discours rapporté, des frontières nettes entre parataxe et subordination. Dans son étude sur les greffes « d’une organisation paratactique sur une organisation rectionnelle », Deulofeu (2007) montre que la présence de que, utilisé normalement comme subordonnant, ne suffit pas à prouver que la structure qu’il introduit est effectivement dépendante d’un élément apparemment recteur. De fait, cette structure peut être paratactique, comme l’illustrent les énoncés suivants.(11)et là on lui a proposé des postes à quoi à dix douze mille francs alors que dans son école on lui avait tellement monté la tête comme quoi l’école supérieure de gestion c’était c’était /mais, des/ des des cadres en puissance quoi que bon il est arrivé il était déçu(12)puis là il y en a que + le matin ils se lèvent ils sortent les chiens et puis + débrouille-toi + jusqu’au soir qu’ils rentrent +(Deulofeu, 2007 : exemples 8 et 9,11 mise en gras par moi-même)Dans de tels énoncés, et d’autres (Voir l’étude détaillée de Deulofeu, 1999), que est un joncteur discursif et non un subordonnant.12En tant que marqueur de prise de parole (tout comme ‘je dis (que)’), que existe en France. Dans l’exemple qui suit, il n’introduit pas de paroles rapportées d’un autre locuteur, mais réactualise la prise de parole du locuteur/narrateur.(13)j’ai été réfugié tout et je suis allé à Pelissanne et remarque de Pélissanne nous sommes allés à Riez et de Riez nous sommes venus à Miramas et que depuis que nous sommes à Miramas je crois que là vraiment nous sommes dans un endroit que ça va bien (corpus Arquier 1,11. Deulofeu, 1999 : 180)2.3La comparaison des langues en contactUne fois établi que que est susceptible de jouer, dans tous les français, un rôle de particule énonciative introductrice de parole, sans être marqueur de subordination, en quoi peut encore être utile le rapprochement avec d’autres langues en contact ? L’intérêt qui subsiste est de mieux explorer le processus. En effet, la variation du français peut être plus grande dans une situation où il se trouve en contact étroit avec plusieurs langues structurellement et historiquement éloignées de lui. La comparaison entre les langues d’une même aire communicative plurilingue à l’aide de corpus oraux authentiques permet de voir précisément les contrastes et les similitudes entre les langues. Elle permet aussi de rapprocher certains phénomènes, et ce d’autant plus si les langues sont présentes dans la même situation enregistrée ou dans des enregistrements comparables. Il n’existe pas, actuellement, de corpus multilingue autour d’une langue commune (par exemple le français, le dioula) élaboré dans le but d’observer des phénomènes de contact. Le « Corpus international écologique de langue française » (CIEL-F, http://www.ciel-f.org ; Gadet et al., 2012), cependant, recueilli au cours d’approches écologiques d’interactions en français, comporte des mélanges de langues. Le corpus CIEL-F-CI d’Abidjan (Côte d’Ivoire)13 a archivé plusieurs activités où le français alterne soit avec le dioula soit avec le baoulé (Boutin et Kouadio Adou, 2013).L’étude du dioula montre que, parmi les prédicats de parole, un même morphème kó joue plusieurs rôles, qui sont assumés par des morphèmes distincts en français et en baoulé. Je me centre ici sur deux de ses rôles, sans doute dérivés de son emploi nominal dans le sens de ‘affaire’ ou ‘parole’. Kó n’est pas un verbe ; il a un rôle d’équivalent de verbe dans le seul sens que les phrases en kó sont équivalentes, en dioula même et dans d’autres langues, à des phrases verbales. Kó peut être précédé d’un pronom ou nom (complément), mais s’il ne l’est pas il est alors interprété avec le sens de ’on dit’. Les phrases en kó sont des prédications non verbales de paroles rapportées comme les exemples (14), (15) et (16, première occurrence), extraits de la même réunion professionnelle du corpus écologique CIEL-F-CI. Kó ne peut recevoir de négation, ni aucun des morphèmes aspectuels associés aux verbes.14 Il peut cependant être suivi d’une construction postpositionnelle en mà, comme dans l’exemple (16). Toutes ses propriétés, parfois nominales, parfois propres à des morphèmes autonomes (les particules énonciatives), parfois verbales, montrent la polyvalence des fonctionnements de kó et empêchent qu’on lui attribue une catégorie grammaticale.Kó, par ailleurs, fonctionne aussi comme subordonnant en dioula véhiculaire.15 Les deux rôles syntaxiques sont assumés tour à tour dans l’énoncé suivant :Si le rôle de subordonnant de kó peut être remis en cause lorsqu’il introduit un discours rapporté comme en (16, deuxième occurrence), ce rôle de subordonnant apparaît très clairement lorsque la complétive ne suit pas un verbe d’extériorisation d’une information. Une complétive construite après apprendre, par exemple, réfère à une information intériorisée et non extériorisée (Gross, 1975 : 181–183). C’est le cas de (17), empruntée au relevé de Dumestre (1974).Ces emplois de kó, parfois subordonnant, parfois marqueur discursif introducteur de parole, évoquent ceux de que vus plus haut en français. Cependant, le rôle de marqueur discursif est bien plus souvent assumé par je dis ou on dit que par que en français de Côte d’Ivoire, dans des énoncés comme (18), extrait d’une conversation familiale.(18)Je dis c’est pas blô hein non moi je vais te dire quelque chose si on partait en huitième de finale là je dis (.) peut-être que vous allez penser que c’est mon pays mais (.) on allait arriv- (CIEL-F-CI)Par ailleurs, cette introduction d’énoncé par un marqueur de prise de parole existe aussi en baoulé avec wán, de sens ‘parole’ (Creissels et Kouadio, 1977 : 160–161 ; 382 ; 500). Wán se construit avec un pronom complément préposé, il n’est ni un verbe ni un nom, incompatible avec les marques verbales aspectuelles ou de négation, mais équivaut au français ‘il dit’ (i wán), ‘je dis’ (n’wán yo), comme kó en dioula. Wán ne peut être suivi de kɛ introducteur d’une complétive comme peut l’être le verbe se (‘dire, avertir’), ni suivi d’un deuxième verbe indiquant le destinataire, comme kán (‘dire, parler’) peut être suivi de kle (‘montrer, enseigner’, voir (19)). Wán n’est jamais utilisé comme subordonnant, contrairement à kó en dioula. Dans dix minutes transcrites d’une soirée en famille du corpus CIEL-F-CI où français et baoulé sont mêlés, nous avons 16 fois l’introduction d’une parole rapportée par i/n wán et 4 fois par on dit / je dis. On peut comparer les trois prédicats de parole dans l’exemple suivant.Ces quelques exemples tirés du corpus CIEL-F-CI, avec la très brève revue que j’ai faite des emplois de que, on dit / je dis en français, de kó en dioula et de i/n wán en baoulé, montrent des parallélismes certains. On ne peut cependant rien tirer sur une éventuelle influence au niveau des systèmes. Les locuteurs du français, même s’ils se sentent et se disent influencés par leurs langues pour commencer un énoncé rapporté par que ou je dis, ou pour mêler les ressources des divers types (canoniques) de discours rapportés, n’ont fait que fonctionnaliser des énoncés français comme caractéristiques du français ivoirien. Le dioula et le baoulé apportent un éclairage sur des tournures fréquentes en français de Côte d’Ivoire, en mettant mieux en évidence des procédés d’organisation du discours rapporté et de l’enchaînement des propositions en général. Un contact d’un siècle dans le cas des trois langues (baoulé, dioula et français), ou de davantage dans le cas du baoulé et du dioula, n’a probablement induit aucune modification systémique, mais a sans doute favorisé des procédés rhétoriques communs.Au niveau des systèmes, les réanalyses éventuelles de que en français comme particule énonciative et, inversement, de kó en dioula comme subordonnant, entrent dans des procédés langagiers généraux qui dépassent largement l’Afrique. De façon à situer ces phénomènes linguistiques, rencontrés sur une aire communicative précise, dans des processus plus généralisés, la comparaison avec des langues géographiquement éloignées peut aussi être utile.2.4Procédés similaires et éloignement géographiqueDes rapprochements de fonctionnements parallèles dans des langues en contact (2.3) permettent de documenter aussi des processus partagés par de nombreuses autres langues. En hébreu ancien, comme exemple d’une langue éloignée sur tous les plans des langues actuelles de Côte d’Ivoire, les paroles sont habituellement rapportées de façon directe après רמאָ (amar ‘dire’).16 Plus rarement, elles sont introduites, après le verbe rapportant, par le morphème ִּיכ (khi), qui possède un éventail d’emplois allant de la subordination complétive (mot 3 de (20)) à diverses valeurs circonstancielles (mots 7 et 11), jusqu’au marquage intensif au début d’une prise de parole (mot 18).(Texte hébreu de Sefarim. Traduction littérale proche de Ellul (2003 : 166, 180, 182).Trad fr : Yahvé vit qu’il faisait un détour […] Et Moïse dit à Dieu : qui suis-je, que j’aille vers Pharaon et que je fasse sortir d’Egypte les enfants d’Israël ? Et Dieu dit : c’est que je serai avec toi)Tous ces faits posent les mêmes questions à propos des subordonnants et de la subordination (Gadet, 1997 : 125–129 ; Deulofeu, 1999 ; Boutin et Gadet, 2012) et montrent l’éclairage que peuvent apporter des langues africaines et non africaines, tout en mettant en lumière des procédés fonctionnels généraux auxquels participe le français. L’attestation de faits similaires dans plusieurs langues ne peut être prise comme preuve de proximité entre ces langues, ni d’emprunt de l’une à l’autre, et ne signifie rien du sens dans lequel une influence éventuelle a eu lieu. Ils sont intéressants dans la mesure où ils nous permettent d’approcher des patrons partagés de procédés linguistiques concernant la subordination et le discours rapporté.3Les similitudes de fonctionnalisationsJe me penche maintenant sur des faits de fonctionnement du français en Côte d’Ivoire qui sont récurrents, visibles, et qui impliquent un (ré)aménagement important de la langue, dans le sens qu’ils touchent des sous-systèmes qui sont réputés stables. Ces variations sont à observer dans les discours spontanés parce qu’elles répondent à des stratégies pragmatiques. Pour les exemples que je présente dans cette troisième partie, le champ d’observation, qui est l’oral spontané sans visée normative, incline à garder une perspective fonctionnelle. Ils concernent la référentialité, plus précisément le déterminant zéro et les focalisateurs, qui permettent des opérations d’identification d’un référent. Dans ces deux domaines, la variation syntaxique implique une innovation (par rapport à d’autres français) dans les stratégies d’interprétation. On ne peut donc pas se limiter à décrire des formes sans montrer les opérations qu’elles permettent en discours. Cependant, les faits sont beaucoup plus difficiles à mettre en évidence, puisqu’on recourt à l’interprétation : hors de la situation d’énonciation, c’est-à-dire après déplacement de l’oral dans l’écrit, puis d’un réel culturel à un autre, la conservation des effets (de sens) des discours n’est pas garantie. Le choix des exemples est donc particulièrement délicat.3.1Des formes aux opérations qu’elles permettent en discoursL’absence de déterminant constitue une variation dans un domaine plutôt stable dans les français, contrairement aux prépositions ou aux pronoms, réputés constituer des zones instables (Chaudenson et al., 1993). Dans les français d’Amérique et les créoles français, pourtant, de nombreuses études traitent du morphème postposé au nom là et ses variantes.17 La première particularité du français ivoirien relevée dans les discours spontanés sur la langue, en Côte d’Ivoire et hors de la Côte d’Ivoire, est l’absence (fréquente) des déterminants : les Ivoiriens parlent sans article, à ce qu’on dit. Le phénomène a été très commenté et étudié (Hattiger, 1981, 1983 ; Ploog, 2002, 2006 ; Jabet, 2005 ; 2006), parfois en comparaison avec des langues ivoiriennes (Kouadio, 1977 ; Boutin 2007). On peut retenir de ces analyses que le français (dans la plupart de ses variétés) et les langues ivoiriennes représentent deux systèmes de fonctionnement opposés. Sur le modèle du paradigme des déterminants du français, on peut bien élaborer dans une autre langue une liste des morphèmes à valeur définie (ou anaphorique), démonstrative, indéfinie, mais cette liste ne constitue pas un paradigme répondant à la définition du déterminant dans les langues romanes, comme l’item qui précède (ou accompagne) obligatoirement le nom lorsque celui-ci a un rôle syntaxique, spécifieur du groupe nominal pour l’école générative. Cette notion de déterminant n’est pas applicable à l’ensemble des langues, notamment africaines : non seulement d’un point de vue formel, l’actualisation du nom en discours ne se fait pas de la même façon, mais de plus, les valeurs du syntagme nominal retenues comme pertinentes à différencier linguistiquement ne sont pas les mêmes.Le système de spécification du nom en baoulé, par exemple, est complexe et comprend, outre le morphème zéro, des morphèmes tonaux, des morphèmes liés, et des morphèmes autonomes, pronoms et particules, qui tous se placent en fin de syntagme nominal (Creissels et Kouadio, 1977 : 286–327). On distingue essentiellement un déterminant anaphorique morphophonologique nì/ìn/’n et deux déterminants pour des noms nouveaux dans le discours, l’un spécifique kùn, l’autre indéfini wie [wiĕ]. Le morphème pluriel mù/m est indépendant de ces déterminants :D’autres morphèmes interviennent, qui ne sont pas des déterminants, notamment pour des valeurs déictiques (comme nga [ngă]) et de focalisation (comme bɔ̀bɔ́/bɔ̀ɔ́), ou pour clôturer un syntagme nominal.Du point de vue des valeurs retenues comme fonctionnelles, la principale opposition réside entre la généricité (morphème zéro) et la spécificité (Kouadio, 1977 : 176–177). Toutefois la généricité ne recouvre pas les mêmes fonctionnements que pour les langues européennes où elle équivaut à un ensemble ou à un élément qui représente l’ensemble. En baoulé (comme dans d’autres langues de Côte d’Ivoire), la valeur générique est plus étendue : elle concerne tous les cas où il n’est pas utile d’actualiser le référent du nom comme un segment spécifique de la réalité. Cependant, l’absence de déterminant pour un syntagme nominal est toujours possible, dans la mesure où son identification est prise en charge par des particules énonciatives et des pronoms déictiques (Kouadio, 1977 : 181).Un même fait linguistique, comme l’absence de déterminant ne peut être étudié de la même façon dans les langues comme le français (dans la plupart de ses variétés) où le caractère obligatoire du déterminant pour l’actualisation du nom en discours lui donne un statut syntaxique particulier, que dans les langues où il n’a pas ce rôle. Dans le premier cas, si le déterminant n’apparaît pas, il est interprété comme manquant, la stratégie référentielle est incomplète et le syntagme nominal reste abstrait en discours, au profit d’une représentation globale de l’action ou du procès. Au contraire, en français de Côte d’Ivoire, l’absence de déterminant, toujours possible y compris pour des syntagmes nominaux à référents spécifiques et des syntagmes nominaux anaphoriques, est déjà le point de départ minimal de l’actualisation du nom en discours. D’autres procédés prennent alors le relais pour focaliser et ainsi spécifier le référent.3.2La focalisation d’un référent à l’aide d’advérbés integres au syntagme nominalC’est sur le fonctionnement de deux particules énonciatives du baoulé et de deux adverbes focalisateurs du français de Côte d’Ivoire que porte la comparaison qui suit. Le but est de rechercher comment les opérations linguistiques d’identification d’un référent, qui font appel aux déterminants dans la plupart des français, peuvent être réalisées aussi en français ivoirien par d’autres procédés, par exemple à l’aide des particules énonciatives et adverbes focalisateurs (même, aussi), comme elles font appel, en baoulé aux particules bɔ̀bɔ́/bɔ̀ɔ́ et kúsúmán.18 Les exemples qui suivent sont tirés du corpus écologique CIEL-F-CI.Même et aussi postposés à un syntagme quel qu’il soit sont des focalisateurs ou coordonnateurs d’attention en français de Côte d’Ivoire, qui installent le référent (entité ou événement) dans le discours et l’univers mental commun, et appellent la suite du discours. Les énoncés suivants sont de la même locutrice, qui explique son travail de vendeuse de boisson dans un port de pêche de la lagune ébrié à Abidjan.(26)Ici c’est un ici c’est un relais donc quand ils viennent ici nous aussi on prend avec eux et on revend à nos clients(27)Quand j’arrive les matins (.) poisson n’est pas poisson (.) les Ghanéens aussi (.) tout ici est rempli(28)À quatre heures même (.) moi-même quand je fais quatre heures dix (.) eux-mêmes ils m’appellent allo tu es où (.) viens (.) sors o/on est là (.)(29)Les femmes là même (.) les femmes déjà (.) qui paient pour aller dans les marchés (.) quatre heures (.) cinq heures elles sont déjà (.) là (CIEL-F-CI)19La postposition de même et aussi à un nom n’est qu’un cas particulier de leur utilisation, mais dans ce cas précis même et aussi font partie des processus linguistiques d’identification du référent et ils peuvent jouer ainsi un rôle proche de celui des déterminants du français. Ce rôle d’identification ne se trouve pas tout à coup renforcé lorsque le nom n’a pas de déterminant comme en (30), autrement dit, même et aussi ne prennent pas le relais du déterminant, mais ils constituent un processus parallèle à celui de la détermination.(30)faut lui dire que tu m’as donné permis (.) permis même j’ai déposé même quelque part même où ça (CIEL-F-CI)Ces emplois sont dérivés des utilisations de même et aussi comme adverbes intégrés à un syntagme nominal, dans une position contrainte postposée au nom. En tant qu’adverbes intégrés, même et aussi permettent de présenter un élément nouveau, généralement dans une énumération (explicite ou implicite), de façon neutre pour aussi, extrême pour même. La spécificité des exemples donnés est que le nom réfère à une entité non seulement nouvelle mais seule. De tels emplois sont similaires à ceux de kúsúmán (‘aussi’) et bɔ̀bɔ́/bɔ̀ɔ́ (‘même’) en baoulé, qui ont par ailleurs le même rôle modalisateur qu’en français. Je donne des exemples pris dans un même dialogue, mêlé de baoulé et français de deux locutrices (nommées ANS et TAN) lors d’une soirée familiale. Dans cette séquence de 10 minutes, bɔ̀ɔ́ est présent 16 fois, kúsúmán 2 fois, même 9 fois et aussi 3 fois comme focalisateurs postposés.Le rapprochement avec le baoulé est plus intéressant pour mettre au jour des procédures similaires dans les langues que pour chercher une influence de cette langue en contact. Devant la diversité des processus d’identification d’un référent, eux-mêmes relevant de processus plus généraux de focalisation, le déterminant n’est plus qu’une stratégie parmi d’autres pour faciliter l’interprétation du syntagme nominal.Toutefois, le sens de l’influence, du baoulé au français ou l’inverse, n’a rien d’évident et il peut s’agir d’une variation conjointe. Des utilisations semblables de particules énonciatives se trouvent dans d’autres zones francophones, parfois très éloignées de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi, Bordal et Ledegen (2010) repèrent un « marqueur même à valeur intensive » postposé à un pronom dans l’énoncé suivant, qui provient du corpus PFC de La Réunion :20(35)Eh ben si c’est rien que ça même. Si c’est rien que ça même, Monsieur le maire, ben, vous pouvez y aller, hein (Bordal et Ledegen, 2010 : 277)On aurait tort, pour une langue (ou un français) dans laquelle le déterminant n’est pas obligatoire quelle que soit la valeur du syntagme nominal, de rechercher d’autres mots qui aient des valeurs et des fonctions syntaxiques exactement équivalentes à celles de déterminants. Le domaine de la spécification du nom en discours abrite, en baoulé comme exemple de langue ivoirienne, mais en français aussi, des systèmes notablement différents, qui coexistent dans un même répertoire : celui de la détermination et celui que j’ai appelé la focalisation. Des énoncés en français, de même valeur référentielle, peuvent être construits avec déterminants, sans déterminants, avec une, deux, ou aucune particule énonciative là, même, aussi, ou avec les deux procédés.3.3La difficulté du choix des exemplesPour l’optique fonctionnelle d’études du type de celle que je résume ici (Boutin, 2011), une des difficultés réside dans le choix des exemples. On n’a parfois qu’un léger dépassement, une extension de ce qui existe dans d’autres français, au point que certains emplois sont difficiles à démontrer à des non locuteurs de la variété, alors que d’autres lecteurs feront immédiatement correspondre à ces données de français des structures équivalentes dans d’autres langues. Concernant même et aussi, il est rare que les énoncés ne puissent pas être interprétés (aussi) par rapport à un fonctionnement français de ces adverbes. La difficulté de Skattum (2008) de rapprocher aussi, dans son emploi de focalisateur, de la particule équivalente en bambara, vient de l’absence d’attestation dans des corpus oraux. Traduisant aussi par ‘quant à’,21 elle donne les deux exemples et l’explication suivante à partir des dictionnaires :(36)Bon, ma maison où j’habite là, c’est pas aussi trop difficile à retrouver [quant à ma maison, elle n’est pas très difficile à trouver](37)Mariam aussi n’est pas sa première femme [Quant à Mariam, elle n’est pas] (Skatum, 2008 : exemples 6)(38)« En bambara, fana signifie ‘aussi’ et, dans une phrase négative, ‘non plus’ (Bailleul, 2000). Fana sert de plus comme particule contrastive (Dumestre, 2003 : 305). […] Mais aucun des dictionnaires ne fait mention du sens contrastif ‘quant à’ [ici (36) et (37)]. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’une omission de la part des lexicologues ou d’une différence d’usage qui en ferait une particularité malienne. » (Skatum, 2008)Dans un travail précédent, Dumestre (1974) répertoriait fána (« aussi ») parmi les mots fréquents du dioula de Côte d’Ivoire dont l’usage est, en outre, délicat. Les exemples et les traductions qu’il donne, dont quatre sont rapportés sous (39), sont effectivement insuffisants pour montrer la spécificité des emplois focalisateurs :Bien qu’il s’agisse très probablement dans les exemples de (34) de fána focalisateur, il est difficile de l’interpréter avec une valeur différente de celle du aussi français présentant un élément nouveau par rapport à un énoncé précédent, puisque les discours antérieurs manquent dans ces quatre exemples. Le problème des sources se pose de façon cruciale : les corpus écologiques font défaut pour le français, mais plus encore pour les langues africaines. Se dresse alors la difficulté de faire référence, dans la même étude, à une langue abondamment documentée comme le français et à des langues dont on n’a encore que peu d’idées, peu décrites, avec peu de sources de données commentées. Pour Denis Creissels, les données des langues africaines, même connues de façon fragmentaire, peuvent être immédiatement utilisées dans une approche réaliste tant que l’on n’entre pas dans des hypothèses trop abstraites (Creissels, 2006 : 3 ; 7). Certaines constructions, comme les fonctionnalisations en discours, passent pourtant souvent inaperçues.4ConclusionDes phénomènes linguistiques oraux à peine visibles, et de ce fait difficiles à décrire (à l’écrit) pour des lecteurs qui ne les pratiquent pas, manifestent des réorganisations sous-jacentes de la langue de plus d’ampleur. Sur une aire communicative où français et langues africaines se trouvent très souvent en interaction dans la communication, décrire le français sans décrire conjointement ces langues ne peut aboutir qu’à une analyse superficielle. L’étude conjointe de toutes les langues qui apparaissent dans la même interaction langagière est nécessaire, surtout lorsque ces langues présentent des procédures linguistiques similaires pour des effets de sens proches. Les corpus écologiques (Gadet et al., 2012 ; Boutin et Kouadio, Adou, 2013) permettent aujourd’hui d’étudier des constructions dans plusieurs langues en interaction lors d’événements discursifs, conjointement à leurs fonctions socio-sémantiques.Si le recours aux langues africaines en contact avec le français est indispensable pour l’éclairage qu’elles apportent, des rapprochements uniquement formels sont délicats et peuvent mener à des explications artificielles. Pour rappel, les influences entre langues ne concernent pas seulement des emprunts d’unités lexicales ou grammaticales, mais surtout des convergences plus subtiles sur des procédés rhétoriques et sur les fonctionnalisations de la langue qui s’ensuivent. En conséquence, si les influences dépassent l’ordre des formes, l’intérêt qui demeure dans les comparaisons syntaxiques entre plusieurs langues en contact est de montrer que, pour des opérations comme la jonction de phrases, le discours rapporté ou l’identification d’un référent, les locuteurs fonctionnalisent des structures plus ou moins proches dans les répertoires à leur disposition, tout en activant des procédés partagés par bien d’autres langues.Notations généralesLes exemples sont donnés en gardant les conventions de transcriptions de chaque corpus. Cela explique que les silences soient notés (.) dans les extraits du corpus CIEL-F, et + dans les exemples empruntés à José Deulofeu et Gisèle Prignitz.Les langues ivoiriennes apparaissent avec l’orthographe officielle pour l’Afrique de l’Ouest, qui ne correspond que partiellement à l’API (alphabet phonétique international). Comme il est d’usage, seuls les tons principaux haut et bas sont notés.Les gloses des langues africaines sont notées comme suit.

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Journal of Language ContactBrill

Published: Mar 31, 2014

Keywords: French; Jula; Baule; syntax; Ivory Coast; ecology

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